samedi 15 janvier 2011

Histoire vraie #515

Il avait dessiné un Space Invader avec des post-its sur le grand mur blanc de sa chambre. Un rectangle de quatre post-its de largeur et six de longueur, surmonté de deux antennes de deux post-its chacune et deux paires de pates de respectivement cinq et trois post-its de long. Un chef d’œuvre de symétrie vert fluo. En le regardant depuis sa chaise de bureau en plastique rouge, il se mit à disserter sur l’utilité qu’il pourrait lui trouver. Il faut croire que l’odeur de nicotine -qui était à présent indissociable de ces quatre murs- l’empêchait de réfléchir correctement. Car à part le tenir éveillé et à l’écart de ses cahiers, ce qu’elle faisait avec talent, il est vrai que sa création n’était pas très fonctionnelle. Cela doit être dans la nature humaine de ne pas vouloir accepter la futilité d’une occupation qui vous a pris plus d’une heure.

En se grattant le front d’un geste nerveux, il remarqua que s’il passait rapidement sa main devant ses yeux, l’étrange créature de papier semblait se déplacer circulairement selon un axe situé précisément entre ses deux yeux. Amusé, il repoussa définitivement son livre d’histoire littéraire et tenta de faire suivre à son extra-terrestre un itinéraire précis. Tout valait mieux qu’une autre page de l’histoire du royaume d’Espagne au dix-neuvième siècle. Au plus il agitait ses doigts blancs et fins, au plus Marin -ainsi qu’il avait nommé son oeuvre- semblait prendre du relief. Il quitta rapidement sa position figée afin de voir si un quelconque déplacement de sa part dans l’espace pourrait accentuer le jouissif effet d’optique. Debout sous la lumière du bulbe, il se déplaçait avec frénésie, ne portant aucune attention à la sensation d’engourdissement qui se faisait déjà sentir dans le bout de ses doigts. Il devenait comme fou, suivant du regard avec délectation la créature quitter son mur pour se déplacer tout autour de cette chambre d’étudiant comme il en existe mille. Il fût soudain pris d’un fou rire incontrôlable, comme si ce jeu de couleurs et de mouvements était la chose la plus extraordinaire qu’il avait vue dans sa courte vie. Il était à bout de souffle, n’avait plus aucune conscience de ses mains mais était déterminé à faire durer cet instant magique le plus longtemps possible, la seule idée de la créature retrouvant le mur lui devenait insupportable. Il commençait à penser qu’il dirigeait réellement cet être pixellisé, développant des gestes précis afin de la faire, avancer, reculer et même ouvrir la bouche.

Soudain il se demanda ce qu’il se passerait s’il perdait le contrôle, si le martien venait à prendre conscience de ce rapport de force injuste et à agir par lui-même. Il tenta de se rassurer et de se convaincre de l’absurdité de son raisonnement mais il était déjà pris de sueurs froides. Sous l’effet de la panique il tenta de laisser retomber ses bras mais il semblait ne plus être maitre de son corps. Coincé dans cette chorégraphie surréaliste il était devenu spectateur de la naissance de cette bête verte qui semblait à présent grossir à chaque mouvement de ses mains endolories. Le titan de papier se rapprochait petit à petit de lui et l’air avenant qu’il s’était efforcé de lui donner se transformait maintenant en un rictus menaçant. Il reculait à présent et sentait l’armoire en chêne dans son dos. Il était pris au piège de sa création. Dans sa fuite désespérée pour échapper à cette tarasque sortie de son imagination, il trébucha sur une bouteille d’eau négligemment laissée au sol et fut précipité par la fenêtre. En une fraction de seconde et un craquement sourd, son corps gisait sur les dalles de bêton de la cour intérieure de son immeuble aux murs lézardés.

La seule chose que la voisine, alertée par les bris de verre, pu distinguer avant de percer le silence de l’après-midi d’un cri aigu, fut une silhouette verte et étrangement plate se pencher par la fenêtre, jetant un dernier regard sur le corps tordu.

mardi 11 janvier 2011

Méchanceté #3471

Tut… tut… tut. Vivacité il est sept heures.

Parfois, je ne vois pas la différence. Où est le vrai chez moi ? Cela pourrait tout à fait être ici. Les progrès de la technique me permettent d’écouter la radio bruxelloise, aujourd’hui le ciel est gris et ma cuillère plonge toujours dans les paquets verts de Douwe Egberts.

En mettant la cafetière sur le feu ce matin je me suis souvenu de cette fille, mais pas de son prénom. Elle était belle, je pense. Elle me regardait avec gentillesse dans la file pour utiliser la seule photocopieuse disponible à la bibliothèque. En voyant la pile de livres dans mes bras, elle a sourit. Comprenant le message subliminal, dans un excès de gentillesse qui ne me ressemblait pas, je lui ai demandé dans mon espagnol approximatif si elle avait beaucoup de pages à reproduire et si elle voulait passer devant moi. Elle aurait du comprendre "est-ce qu’un petit coup rapide derrière les poubelles dans l’allée qui longe le bâtiment te tenterait ?", mais je ne pense pas que ce fût le cas. Elle s’est étonnée de mon accent et m’a demandé si je parlais français. Après avoir échangé les banalités d’usage, j’ai compris qu’elle en avait déduit que j’étais, moi aussi, un de ses compatriotes. Quand je lui ai finalement avoué que j’étais belge, elle m’a répondu, souriante "vraiment ? J’aurais juré que t’étais parisien, ha mais c’est bien d’être belge, vous êtes marrants". Son visage changeait peu à peu de forme devant ma réaction, mais n’a atteint le paroxysme de l’ahurissement -ou de la frayeur- qu’au moment où je lui ai proposé d’aller se faire enculer. J’ai repris ma place dans la file et allumer mon iPod.

Je ne sais pas pourquoi je revivais cette scène en regardant la vapeur s’échapper de mon antique cafetière. Sans doute que j’y avais été un peu fort, oui. Mais en écoutant les informations routières de Bruxelles à la radio j’ai repensé à cette phrase absurde et condescendante "vous êtes marrants les belges". J’allumai une cigarette tout en me servant mon café du matin, fixant les traces jaunes sur le plafond de la cuisine, et je jurerais que le café fumant, coulant de ma tasse, me murmurait "t’as eu raison".

En espérant que je ne la recroise pas ce matin en allant faire des photocopies.

vendredi 7 janvier 2011

Retour difficile #05.2

C'est assez paradoxal de se dire que le plus beau moment du jour, c’est la nuit. Subjectif aussi, sans doute. Mais c’est ce que j’aime. La lumière artificielle et orange de l’éclairage public sur les cannettes de bières au sol. Les trois pauvres étoiles qu’on distingue entre les nuages et qui sont probablement des avions. Les bruits lointains qui fascinent ou effraient. L’odeur de la pluie sur le bitume froid est tellement plus agréable que celle, âpre, qui tombe sur les pavés chauffés par le soleil du sud. Quand la chaleur rend les armes, quand elle libère les citadins de leur torpeur moite, aux heures où rien de bon n’arrive, dans l’étroitesse des rues aux murs de pierres, sous la lumière des néons et dans le bruit, je me sens chez moi. Je regarde passer les dipsomanes et les égarés, ceux que la marée a rejetés sur la rive. Il m’arrive bien sûr de me mêler à eux. Mais pas cette nuit là.

Cette nuit j’étais d’humeur contemplative. Mon aventure espagnole touchait à sa fin. Non que j’étais déjà nostalgique ou que je cherchais désespérément des souvenirs à ramener chez moi. Non, assis sur le rebord d’une fontaine où trônent d’affreux angelots potelés, je me suis rendu compte combien cette ville m’aura été impénétrable. J’ai probablement -comme toujours- manqué d’ouverture aux autres. Mais le temps du bilan est encore loin, personne ne dévoile la morale au chapitre un, il faudrait pousser loin l’avant-gardisme. Il fallait Laisser les choses évoluer d’elles-mêmes.

J’ai terminé ma bière tiède et marché vers la sortie du quartier historique. Le Cierzo portait les rires des derniers fêtards alors que j’allumais ma dernière cigarette. Je n’ai pas eu de scrupules à jeter le paquet à trois euros nonante centimes dans le caniveau, cette ville était trop propre de toute façon. Ironiquement, au moment où ce constat s’imposait à moi, j’aperçu une fille vomir sur le trottoir d’en face. Je me suis brièvement demandé s’il était normal que je trouve ça un peu attirant. Sûrement pas. Il faudrait que je pense à vérifier si Freud a une théorie sur la déglutition. Ce taré a bien du pondre un truc là-dessus. La longue avenue qui mène au quartier universitaire est en pente douce, et au loin le soleil se levait. Il était décidemment temps de rentrer.

C’est en traversant les jardins de Avempace que je l’ai vu pour la première fois. Je n’ai même pas été étonné, comme si quelque part, je m’attendais à ce qu’il se montre ce matin là. Comme si j’avais toujours su qu’il était là. Mes Vans usées plantées dans le gravier de cette absurde plaine de jeux, je regardais son visage de mes yeux rougis par l’alcool et la fumée. À demi masqué par l’ombre de son chapeau ridiculement trop petit, il avait le faciès d’un cocker. Il m’a rendu mon regard, ses immenses coudes appuyés sur les toits des HLMs. Il avait l’air fatigué. Il s’est passé quelques minutes avant que le géant ne brise le silence d’un simple « Bonne nuit » et me sourie sous sa moustache d’un noir de jais. En me couchant tout habillé sur mon couvre de lit suédois de la gamme Örter (sept euros nonante-neuf en magasin) ce matin là, je m’en suis voulu de ne pas lui avoir demandé comment cela se faisait qu’il parlait français…